INTERVIEW Mathilde Laurent : L’art de la Parfumerie chez Cartier

INTERVIEW Mathilde Laurent : L’art de la Parfumerie chez Cartier

Mathilde Laurent, le talent créatif derrière les somptueux parfums de Cartier, nous ouvre les portes de l’univers olfactif de la maison. Opérant comme une artiste transformant des ingrédients naturels et moléculaires en parfums envoûtants, elle a hissé des fragrances Cartier telles que Panthère, Carat et L’Envol de Cartier au rang de parfums iconiques de notre époque.

Avant d’explorer plus en profondeur votre vision créative pour Cartier, parlons de Jean Paul Guerlain, un pilier de la parfumerie moderne qui a été votre mentor. Qu’avez-vous appris de sa façon de décoder le nouveau monde des parfums à cette époque ?

Ce que Jean Paul Guerlain m’a véritablement transmis, c’est l’exigence. Il incarnait l’exigence dans sa quête esthétique, sa vision et son refus de tout compromis. Il était un véritable lion de la parfumerie. J’étais déjà assez déterminée, mais grâce à lui, j’ai appris à être précise, ciblée et délibérée dans la façon de faire des choix. Il y a des moments où, bien sûr, il faut faire des concessions. Mais lorsqu’on est investi d’un rôle créatif et qu’on porte l’emblème d’une maison telle que Cartier, on ne peut pas faire de compromis sur la beauté. C’est le genre de leçon que transmet Jean Paul Guerlain.

Du lion à la panthère, il n’y a que quelques pas. Parlez- nous de l’icône de la maison : la Panthère.

La création d’un parfum démarre toujours chez moi avec insouciance, sans jamais mesurer le fardeau qui pèse sur mes épaules. J’ai souvent parlé d’une certaine “sublime inconscience”, qui pousse à se concentrer sur un parfum autrement. Pour la maison Cartier, on se concentre ainsi sur un parfum qui va correspondre à l’icône de cette maison séculaire. Un parfum qui distillerait son style ainsi que tous les symboles, les mythes… Ceux de La Panthère par exemple.

La Panthère c’est un parfum en écho à l’emblématique figure de Jeanne Toussaint et aux symboles et légendes qu’elle incarne pour cette maison.

La “sublime inconscience“, c’est donc pouvoir s’investir dans un parfum sans avoir peur de ce poids. On a beau considérer tous ces éléments, il faut heureusement rester concentré sur l’olfaction. Comment utiliser ces éléments ? Comment les traduire olfactivement ? Comment les raconter olfactivement ? Qu’est ce qui fait sens ? Qu’est-ce qui correspond ? Qu’est ce qui fait mythe ? Il faut se poser ces questions, sans se laisser écraser par le poids de cette histoire.

D’une certaine manière, c’est s’interroger sur comment concilier le respect de l’institution tout en s’affranchissant de ses contraintes ?

En réalité, l’idée est d’avancer sans se mettre trop de pression, en prenant chaque petit pas avec joie et, avec gourmandise parfumistique. De se dire : « puisque la panthère est tellement iconique dans cette maison allons chercher un mythe de parfumerie » — donc on va par exemple aller chercher le musc animal, sans trop se poser de question. Il s’agit d’adopter une approche purement esthétique du geste parfumistique.

Toujours se plonger dans le parfum, se laisser emporter par la magie des senteurs, se reposer uniquement sur l’olfaction, l’odeur elle-même, sans autre considération. L’histoire viendra plus tard. Ainsi, toutes ces idées nourrissent la création et sont présentes pour donner du sens. Mais dans ce premier temps, l’essentiel est que ça sente nouveau, beau, noble, puissant sur le plan olfactif, et le reste viendra par la suite.

Vous avez parlé de Jeanne Toussaint… On a aussi envie de parler d’Aldo Cipullo – car vous avez eu un jour cette phrase : « un bon parfum se doit de choquer. »

Absolument, “un bon parfum doit vous procurer un choc”, comme le disait Edmond Roudniska. Ce choc est esthétique — ce n’est pas une sensation violente au sens propre, mais plutôt émotionnelle… Un parfum qui vous surprend totalement, qui vous offre quelque chose que vous n’avez jamais senti auparavant, engendre inévitablement un choc. 

C’est un choc de découverte, c’est d’une grande importance, car un choc esthétique a le pouvoir de déplacer votre perception, de renouveler votre monde, et d’une certaine manière, de vous élever vers quelque chose de nouveau. Cela ouvre la porte à une vision renouvelée, à une plus grande perception et à une réinvention des possibles.

On peut avoir ce ressenti en voyant Carat. Est-ce qu’il y a un peu de cette idée là, derrière cette notion de choc visuel esthétique ?

Il y a toujours une recherche d’inédit dans chacun de mes parfums. Même si dans les Épures, on va sentir des notes hyperréalistes – un hyperréalisme proche de celui d’Hopper… Mais dans le même temps, ça ne ressemble à aucune autre expérience picturale que l’on a pu avoir. C’est hyperréaliste, mais cela reste de la peinture, ce n’est pas la réalité. 

Le réalisme dans l’univers de la parfumerie me plaît. On se retrouve face à un objet créé par l’homme pour reproduire la nature, mais qui n’est pas la nature elle-même. On sent un muguet d’une manière incroyablement réaliste, mais ce n’est pas réellement du muguet, c’est un parfum qui évoque le muguet.

C’est pourquoi nous sommes choqués, car nous avons l’impression de sentir du muguet, mais en même temps, nous ne le voyons pas. Nous le reconnaissons, mais ce n’est pas exactement ce à quoi nous sommes habitués, ce qui crée quelque chose de spécial. Il y a toujours cette idée de choc esthétique, qui ne signifie pas nécessairement que cela n’existe pas, mais plutôt que cela va vous surprendre d’un point de vue esthétique.

Lorsque l’on parle de démarche artistique, vos sources d’inspiration sont de quelles natures ?

Souvent, mes sources d’inspiration proviennent de deux domaines : l’histoire de l’art contemporain et l’histoire de l’art de la parfumerie. La parfumerie existe depuis des temps immémoriaux, mais une histoire de l’art olfactif a été négligée et peu reconnue. Personne n’a vraiment pris conscience qu’il pouvait y avoir une véritable histoire de l’art dans le domaine de la parfumerie, jusqu’à présent.

Quand vous parlez de démarche artistique liée au monde de l’art, je pense évidemment à Paul Poiret, à Elsa Schiaparelli, à YSL, qui ont puisé leurs inspirations dans l’art. Y a-t-il des artistes en particulier qui vous fascinent, qui vous façonnent, qui vous donnent des pistes ?

Oui, évidemment, le Land Art notamment. Le travail d’Andy Goldsworthy m’a toujours frappée et séduite, puis plus tard celui de Giuseppe Penone, bien qu’il ne travaille pas spécifiquement dans le Land Art mais avec la nature. Leur façon de s’engager avec la nature, de la comprendre et d’en discuter présente de nombreux points communs avec mon propre travail.

Ce rapport à l’art est finalement très lié aux essences que vous allez utiliser ?

Peut-être pas tant les essences, mais plutôt la nature avec un grand « N ». Je suis justement en train de lire un livre où il est expliqué dans les premières pages que le terme “nature” n’a jamais été clairement défini. Qu’est-ce que “la nature” exactement ? Ce n’est pas seulement les fleurs et les arbres, c’est un ensemble de choses. Il y a aussi des roches, des animaux, alors où commence la nature et où s’arrête-t-elle ?

Dans les éléments, par exemple, il y a la chimie, les molécules dans l’air sont présentes. Tout est constitué de molécules. Alors, est-ce que les molécules sont la nature ? Dans ce cas, il n’y aurait plus de distinction entre la chimie et la nature, mais plutôt une notion de nature au sens large. Est-ce que la nature est figée au XVIIe siècle, avant l’avènement de la chimie ? Ou est-ce que nous la figeons aujourd’hui ? La nature d’aujourd’hui est imprégnée de milliers de choses que l’Homme y a introduites et qui se sont développées.

Donc la Nature est évolutive ?

Elle-même est sujette à l’évolution. Et la présente remise en question de notre relation avec la nature est fascinante. Qu’est-ce que nous cherchons à travers la nature dans le domaine de la parfumerie ? Quelles sont les sensations que nous désirons retrouver dans un parfum qui évoque la nature, et quelle nature ? Comment concrétiser ces aspirations à travers les parfums ? Quelle histoire de la nature raconter à travers ces créations ? Comment la raconter ? Comment éventuellement réconcilier cette vision personnelle de la nature, si chère à chaque individu, avec une conception de la nature plus vaste, plus inclusive, moins anxiogène et en constante évolution ?

Et votre rapport, par exemple, à l’Osmothèque… Est-ce que c’est aller à la recherche, à la quête de cette histoire ?

Complètement, c’est également soutenir une institution qui, grâce à l’engagement bénévole de parfumeurs et de passionnés, a réussi à préserver des trésors de l’histoire de l’art olfactif, c’est-à-dire des parfums. Il existe des musées dédiés à la parfumerie, comme le magnifique Musée International de la Parfumerie à Grasse, que j’affectionne tout particulièrement pour son sérieux et sa démarche. Aussi des initiatives privées, plus ou moins expertes sur le plan muséologique.

Mais la spécificité remarquable et indispensable de l’Osmothèque est d’être un musée où l’on peut effectivement sentir des parfums historiques, des chefs-d’œuvre qui n’existent plus, mais qui sont les chefs d’œuvre de l’histoire de la parfumerie.

Est-ce qu’il y a dans votre travail une recherche de l’épure ? Cette recherche est-elle une forme d’un désir de vouloir dompter la nature dans sa diversité ?

Je pense que oui. Il y a dans mon travail une recherche de la simplicité. J’ai d’ailleurs créé une collection appelée “Les Épures de Parfum” dans le but de montrer que la beauté de la parfumerie ne nécessite pas forcément d’être abstraite, complexe ou artificielle.

Au fil des années, la parfumerie a évolué depuis ses origines naturelles pour tendre vers l’abstraction, la composition et l’artifice, s’éloignant ainsi de sa nature première. C’est pourquoi j’ai trouvé intéressant de rappeler aux générations actuelles que la parfumerie peut émerger de la simplicité la plus pure, où le parfumeur s’efface plutôt que de s’imposer en tant que créateur tout-puissant. En revenant à une approche plus authentique, inspirée de la nature, nous pouvons réinventer la parfumerie.

Alors moins de senteurs ?

Ce n’est pas nécessairement une réduction des senteurs, attention je vais devenir très technique : La nature elle-même est complexe. C’est ce que je trouve intéressant à souligner avec les Épures… Lorsque l’on sent un muguet, on ne sent pas seulement le muguet ou une seule molécule, mais probablement des centaines de molécules. Par exemple, on sait que dans une rose, on peut recenser un certain nombre de molécules. Il y a au moins 300 molécules présentes dans l’odeur d’une rose. 

Donc lorsque l’on sent une rose, on perçoit 300 ingrédients chimiques, certains évoquent l’odeur de la croûte de fromage, d’autres l’anti-mite, et certains rappellent simplement un aspect de la rose, un composant de son parfum. L’odeur d’une fleur est une combinaison de toutes ces odeurs. Sentir une fleur ne revient pas à percevoir une substance simple, c’est une simplicité très complexe. C’est donc très intéressant de mettre cela en évidence également. Il faut parfois beaucoup de travail et d’ingrédients pour produire une beauté simple, en apparence seulement.

On peut parler de poésie ?

Oui complètement… En fin de compte, cela nous ramène à l’idée de la fourmi de 18 mètres. L’odeur d’une rose peut être considérée comme une fourmi de 18 mètres ; en tout cas, c’est un minimum de 300 molécules. Ainsi, il y a une certaine poésie dans cette diversité qui crée une harmonie et un équilibre, permettant à la nature de mettre en place cette impression d’unité malgré la complexité invisible qui l’accompagne. Bien sûr, la parfumerie est une source perpétuelle d’émerveillement, oscillant entre l’infiniment petit et l’infiniment grand – simplicité et ultra-complexité. Tout est constamment en mouvement, dans un cycle où l’on pense trouver de la simplicité pour se retrouver plongé dans une hyper complexité qui nous transporte vers un nouveau monde.

Je crois savoir que vous vous intéressez aussi à la méditation ?

Oui, c’est totalement le cas. La méditation, l’hypnose… Tout cela m’intéresse énormément, au-delà de ma propre pratique. Pendant mes années au lycée, j’ai été profondément marquée par Montaigne et son “connais-toi toi-même”. La création est je pense une véritable quête humaine, une aventure humaine. Mon métier de parfumeur est si singulier, mais en même temps il est enfermé dans un modèle devenu restrictif, ce qui nous oblige à le réinventer pour l’exercer de manière intéressante. Pour donner vie à une profession aussi unique et créative, il n’y a pas d’autre choix que de l’explorer avec notre propre corps, notre propre être. Nous devons investir tout notre être, notre corps et nos sens dans cette recherche artistique et humaine.

Donc en somme, une démarche artistique qui part d’abord du soi ?

En réalité, cela ne vient pas de l’ego, mais de l’être que je suis. Mais, cette approche n’a rien d’égotique, d’égocentrée ou de très personnelle. Évidemment, en tant que parfumeur, c’est mon corps qui est impliqué, donc c’est mon corps qui doit apprendre, comprendre, réfléchir, évaluer, renoncer, avancer et imaginer. Mais ensuite, ce corps agit sans nécessairement se focaliser constamment sur la personne et sur sa spécificité. Je fais une distinction claire entre “ce que je suis, qui je suis” et “ce que je fais et comment je le fais”.

Chez Icon-Icon, on aime bien penser que les icônes sont indissociables de l’univers du luxe. Avez-vous un objet, une expérience qui s’inscrit dans cette logique d’icône pour vous ?

Aujourd’hui, je crois que le luxe devrait accorder une plus grande importance aux moments où l’on prend le temps. Prendre le temps de faire les choses, de réfléchir et de méditer. L’un des plus grands luxes actuels est, à mon sens, d’avoir la possibilité de méditer en plein air, sur une terrasse, en étant en contact avec la nature. J’ai adopté cette habitude il y a plusieurs années à la fondation Cartier.

J’ai bénéficié d’un escalier de secours qui donnait sur le jardin, et c’est là que j’ai commencé à méditer, entourée d’arbres. Cette expérience a été incroyable pour moi. Pouvoir méditer au-dessus des arbres à Paris est un luxe exceptionnel. J’aimais monter jusqu’au 8ème étage, d’où je pouvais surplomber un arbre et ressentir sa présence avec tous mes sens. Avoir un bureau proche de la nature et dans un lieu d’art est pour moi un immense luxe et une source d’inspiration.