INTERVIEW : Elisabeth De Feydeau, Nous Dévoile, L’Univers Extravagant d’Elsa Schiaparelli

INTERVIEW : Elisabeth De Feydeau, Nous Dévoile, L’Univers Extravagant d’Elsa Schiaparelli

Originale sans nul doute, issue de l’aristocratie, descendante des Médicis, la «jolie laide», comme l’histoire s’en souviendra, a grandi dans un palais romain auprès de sa mère mal aimante. Elsa Schiaparelli a tour à tour inventé la couture spectacle ou encore la démesure qui a reformulé les normes de l’élégance, et celles de la beauté.

En 1935, le chic excentrique est à la mode et les collaborateurs d’Elsa Shiaparelli se nomment, Dali, Elsa Triolet, Giacometti, Cocteau et bien d’autres. Cette petite fille qui se faisait pousser des fleurs dans les oreilles, se retrouva à son aise dans le milieu des artistes qu’elle fréquente plus tard , à New York d’abord puis à Paris.

Inspirée par le surréalisme ou la photographie, la créatrice s’entoure des meilleurs pour affiner sa vision du monde.

Icon-Icon a fait la rencontre d’Elisabeth De Feydeau – historienne spécialiste du parfum et du luxe et auteure du livre Elsa Schiaparelli L’Extravagance – pour nous faire découvrir cette icône de la mode.

Rencontre avec Elisabeth De Feydeau

Racontez-nous un peu votre parcours ?

Docteur en histoire, je suis l’auteure d’une thèse sur la parfumerie soutenue à la Sorbonne en 1997 « De l’hygiène au rêve, l’industrie française du parfum de 1830 à 1939 ». Expert auprès des grandes maisons de la parfumerie, on me définit comme « chasseuse d’histoires et d’odeurs », ayant fondé ma propre société de conseil en développement olfactif et culturel : Arty Fragrance.

En parallèle, j’enseigne à l’ISIPCA, j’ai mis en scène des expositions et j’anime des conférences à travers le monde. Et depuis 2013, je collabore aux émissions télévisées « Sous les jupons de l’histoire », animée par Christine Bravo, et « Secrets d’Histoire », animée par Stéphane Bern. J’ai écrit des livres traitant du parfum et de l’Histoire, la plupart traduits, dont :

France, Terre de luxe, Éditions de la Martinière, 2000 (en collaboration)
L’un des sens, le parfum au XXe siècle, Milan, 2001 (en collaboration)
Jean-Louis Fargeon, parfumeur de Marie-Antoinette, Perrin, 2005 – Pocket 2021
Diptyque, Perrin, 2007
Les parfums : dictionnaire, anthologie, histoire, Robert Laffont, collection Bouquins, 2011
L’Herbier de Marie-Antoinette, Flammarion, 2012
Les 101 Mots du parfum, Archibooks, 2014
Dior : La Collection Privée, Assouline, 2016
Le Roman des Guerlain : Parfumeurs de Paris, Flammarion, 2017
L’eau de rose de Marie-Antoinette et autres parfums voluptueux de l’Histoire, Prisma, 2017
La Grande Histoire du parfum, Larousse, 2019
Dictionnaire amoureux du parfum, Plon, 2021

 © Astrid du Crollalanza
Elisabeth DE Feydeau

Comment passe-t-on des parfums à la mode ?

Très naturellement et avec un plaisir fou, de la même manière que les couturiers sont devenus parfumeurs ! L’univers est le même ou presque. Lors de ma thèse, j’avais étudié l’avènement des couturiers-parfumeurs avec Paul Poiret au début du XXème siècle. Le parfum de couturier est un phénomène du XXème siècle, puisque c’est dans sa première moitié, que l’alliance très parisienne et ancestrale de la couture et du parfum, fonde un véritable style en parfumerie et représente une révolution, tant il est un élément structurant dans l’histoire de la parfumerie. J’avais analysé ce phénomène et donc comparé ces milieux professionnels qui se rejoignent mais qui avaient toujours existé, puisque c’est la communauté des gantiers parfumeurs en 1190 qui institua en France et dès sa création ce lien avec les métiers de la mode. Pour écrire la biographie d’Elsa Schiaparelli, il a fallu que je me plonge davantage dans l’histoire de la mode pour bien mettre en exergue l’apport de Schiap et son héritage.

Qu’est-ce qui vous a inspiré l’idée d’un livre sur Elsa Schiaparelli ?

J’ai commencé ma carrière chez Chanel, en tant que responsable du patrimoine et des affaires culturelles. J’ai alors « croisé le chemin » d’Elsa Schiaparelli à plusieurs reprises, dans la vie de Gabrielle Chanel, et sa personnalité m’apparaissait très sympathique. J’aime sa fantaisie, sa créativité, son exubérance mais aussi son courage car sa vie n’a pas été facile. Elle aurait pu l’être de par son milieu d’origine, mais Elsa avait choisi de se forger un destin, de transformer sa « lutte » en succès.

Elle est une figure féminine qui peut devenir un modèle pour les femmes d’aujourd’hui. C’est à la rencontre d’Elsa autant que de « Schiap » que je souhaite vous entraîner, vers « la suprême évasion qui réside en soi-même », selon ses propres mots.

Comment définissez-vous la mode d’Elsa Schiaparelli ?

« La création de robes n’est pas pour moi une profession mais un art. », disait-elle et cela résume bien comment elle a créé sa mode. Elsa Schiaparelli a marqué l’industrie de la mode par son ton singulier et ses idées volontairement provocatrices. Fascinée par l’avènement de l’ère technologique, par les progrès des matériaux et des techniques de confection. Amoureuse de l’avant-garde, au cinéma comme en art, elle deviendra plus qu’une créatrice de mode : un mécène et une artiste, toujours prête à célébrer le progrès et l’innovation – créatrice des défilés-spectacles dès 1934 et pionnière dans la commercialisation du parfum. Volontiers tape-à-l’œil, la « femme Schiaparelli » est portée à l’extravagance, comme le rappelle la fameuse Robe-Homard, créée vers 1937 par Salvador Dalí et commandée par la Duchesse de Windsor.

Elsa saisit l’air du temps comme personne. Voilà pourquoi elle a toujours un coup d’avance sur ses concurrents. Quand elle comprend que, faute de domestiques ou de moyens, les femmes doivent désormais passer moins de temps à choisir leur toilette et à s’habiller, elle a l’idée de faire fabriquer des tabliers, pour que les Américaines puissent demeurer élégantes tout en cuisinant.

Elle fut ainsi l’un des diamants les plus étincelants de la haute couture des années 1930, mais, en dépit de l’adulation dont elle était l’objet, un diamant solitaire aux facettes multiples et changeantes.

ELSA SCHIAPARELLI

Pourquoi parle-t-on de mode surréaliste ?

Transformer, métamorphoser, sublimer, cette démarche correspond chez Elsa Schiaparelli à une réelle obsession. « Quand les moments sont difficiles, disait-elle, les grandes extravagances arrivent. » Avec une imagination sans limite, Elsa Schiaparelli transcende et réinvente le réel. « Appelez-moi Schiap ! » lançait-elle à ses amis Cocteau, Bérard, Duffy, Dalí, ravis de se joindre à ses folies. Leur surréalisme – terme inventé par Apollinaire et repris par André Breton en 1924 – fut son réalisme.

Le vêtement était devenu un objet d’art et les artistes du moment ne s’y étaient pas trompés. S’ils devaient mettre leur talent au service d’un grand nom de la haute couture, c’était celui de Schiaparelli qui leur venait immédiatement à l’esprit. Depuis longtemps, Elsa a pris l’habitude de travailler avec des artistes dadaïstes, cubistes. Certains ont été ses amis, d’autres ont souffert sous sa férule. Mais, leur présence à ses côtés lui était devenue indispensable.

Schiap, désormais, allait sculpter les corps des femmes, souligner leurs formes, inventer le « psycho-chic », donner de la couleur, de la fantaisie et même de la folie à ses créations, développant au fil des années une véritable philosophie personnelle de l’art et de la beauté, mais toujours fidèle à ses rêves de petite fille. En témoignent les fleurs et les papillons qui, comme dans l’œuvre de son ami Salvador Dalí, orneront ses vêtements, ou encore le bouchon du parfum Shocking, créé pour elle en 1937 et pour la création duquel elle se souviendra de son rêve de petite fille. Un bouquet de fleurs de Bohème pour tout visage coiffera le flacon en forme de buste.

Elle possédait au plus haut degré trois qualités : l’imagination, l’initiative, l’audace. « Schiap » avait l’innovation et la liberté dans le sang et frémissait au moindre souffle de son époque. Son style, sa « patte », sa « griffe » sont toujours présents, évoquant, selon ses propres mots, « quelque chose comme la cinquième dimension ».

Pouvez-vous nous parler des pièces ou codes emblématiques d’Elsa Schiaparelli ?

Elsa Schiaparelli était fantaisiste pour ne pas dire fantasque et cela se reflète dans ses créations. Et quand on lui demandait de résumer l’essentiel de son parcours, Elsa Schiaparelli répondait simplement : « Deux mots ont toujours été prohibés dans ma maison : le mot création, qui me paraît atteindre le summum de la prétention, et le mot impossible. ».

Pulls trompe l’œil créés par Schiaparelli, novembre 1927. Les pulls à motifs modernistes font leur apparition dès les premières collections d’Elsa Schiaparelli. Le pull à nœud en trompe l’œil est synonyme de Schiaparelli. Il devint un de ses modèles les plus copiés.

Le Collier aspirine créé par Elsa Triolet, 1930. Perles en pâte de verre, fil de métal et galon de coton beige. De 1928 à 1930, Elsa Triolet imagina et fabriqua des colliers que son compagnon Louis Aragon, cofondateur de la revue surréaliste Littérature, proposa à Elsa Schiaparelli. Le collier aspirine est composé de perles de porcelaine de forme semblable à celle des cachets d’aspirine.

La robe trompe l’œil de sa collection automne 1931 portée par Elsa, photo de Man Ray. Le motif en trompe l’œil est peint à la main par l’artiste décorateur, Jean Dunand, célèbre pour ses œuvres en laque et métal. Gants noirs du soir en veau-velours, application de faux ongles en métal doré, couture sellier, couture piquée, 1936, collaboration avec Salvador Dal.

Bottines de la collection « Le Cirque » où des poils en fourrure de singe retombent sur la cheville pour toucher terre, créées par Elsa Schiaparelli, Meret Oppenheim et André Perugia (styliste français spécialisé dans la chaussure féminine) en 1936. L’inspiration est issue de L’amour désarmé (1935), tableau de René Magritte, où des cheveux blonds débordent d’une paire de chaussures posée devant un miroir.

Le Bracelet en Métal et Fourrure créé en 1936 avec Meret Oppenheim (1913-1985), Ecrivaine, Artiste Peintre et Plasticienne Surréaliste Suisse.

La Cape brodée d’un soleil sur un tissu de laine “Shocking”, dite Cape « Phoebus » Broderie de la maison Lesage, 1937-1938. Christian Bérard, qui fut décorateur de Cocteau pour La Belle et la Bête dessine un immense soleil brodé au centre d’une cape rose Shocking qui marque tous les esprits et fait l’objet d’une illustration célèbre parue dans le Vogue Paris, montrant la cape portée par une élégante.

La Robe squelette créée en 1938 : robe du soir en crêpe de rayonne, imprimée d’un squelette en broderie capitonnée se portait avec un chapeau clown en forme d’escargot et un long voile noir en chapiteau de cirque. L’idée est née de la collaboration avec Salvador Dali.

La Robe fleur, 1938. Pour sa collection présentée en 1938, Elsa Schiaparelli s’inspira d’œuvres à sujets mythologiques du peintre florentin Sandro Boticcelli. Les robes du soir étaient décorées de feuilles ou fleurs sauvages en broderies ou en applications. Chapeau chaussure créé en collaboration avec Salvador Dali en 1937, inspiré d’une photographie que Gala Dali avait faite de son mari à Port Lligat en 1933, sur laquelle il était coiffé d’une chaussure de femme. Gala fut photographiée vêtue de l’ensemble Schiaparelli, que portait aussi à merveille Daisy Fellowes.

Le Tailleur poches tiroir, 1936. La première collaboration de mode entre Elsa Schiaparelli et Salvador Dali a lieu en 1936 lorsqu’il offre à son amie un dessin portant cette mention : « Costume tailleur avec des tiroirs semi-rigides et mous, étoffe imitation chaîne décapée, poignets des tiroirs en chêne naturel – pour Schiaparelli. Son ami Salvador Dali, 1936 ». Ce dessin donna lieu à une série de tailleurs et de manteaux à poches-tiroirs que Schiaparelli présenta pour la collection Haute Couture Hiver 1936-1937.

Le Chapeau à découpe originale présentant des contours paraissant découpés à l’emporte pièces avec des ouvertures pour les yeux, novembre 1949.

Et pour ses parfums, je citerai les principaux ou du moins les plus connus :
Shocking, 1937 Le flacon de Shocking dessiné par Léonor Fini s’inspire du buste de Mae West. Et qui existe en plusieurs versions, dont une version de luxe, où le flacon de parfum à proprement parlé repose sur un socle rose shocking et sous un globe en verre.

Snuff, 1939 La fragrance est présentée dans une boite à cigares et le flacon de parfum, présentée sur un lit de paille, prend la forme d’une pipe en cristal. Flacon dessiné par Fernand Guéry-Colas et réalisé par la verrerie de Brosse.

Le Roy Soleil, 1946 Flacon de Baccarat dessiné par Salvador Dalí, représentant un soleil doré, dont le visage est esquissé par des oiseaux en vol, dressés sur une mer bleue et or. Le tout est présenté dans un écrin doré en forme de coquillage.

ROBE SQUELETTE

On ne résiste pas à l’idée de vous interroger sur la relation d’Elsa Schiaparelli et de Gabrielle Chanel ?

Gabrielle Chanel, son unique rivale, l’appelait avec dédain « l’Italienne qui déguise les femmes ». Et quand Schiap s’installe place Vendôme en 1935, elle déclare : « Chanel est finie ».

Quand Elsa Schiaparelli démarre dans la Mode, le nom qui brille alors au firmament de ce petit monde très élitiste de la haute couture, est évidemment celui de Gabrielle Chanel, dite « Coco Chanel ». Sa célébrité remonte à la Première Guerre mondiale. L’élégance sobre et la fonctionnalité inédite de ses créations ont libéré le corps féminin, donnant un coup d’arrêt aux créations hyperboliques de Paul Poiret. Elle a inventé une nouvelle féminité au charme androgyne. Son style à la garçonne et sa petite robe noire lui assurent un succès international. Redoutable femme d’affaires autant que génie visionnaire, Chanel est bel et bien, selon le mot de Jean Cocteau, « la plus grande couturière de son époque ».

Une telle notoriété semble insurpassable. Mais, ce serait mal connaître Elsa que de croire un seul instant qu’elle pourrait lui faire renoncer à imposer sa griffe. Au début, Chanel ne se méfie pas de cette débutante qu’elle appelle avec un rien de mépris « l’Italienne ».

Les deux femmes, on le sait, se sont croisées au « Bœuf sur le Toit » en 1922. À ses yeux, « l’Italienne » n’est encore qu’une excentrique au mauvais goût manifeste. Tout, d’ailleurs, semble les opposer. Leurs milieux d’origine d’abord : Chanel a connu la misère de l’orphelinat et Schiaparelli est née aristocrate. Leurs styles ensuite : ils sont diamétralement opposés, élégance sobre contre chic exubérant. Mais plusieurs choses les rapprochent : elles fréquentent les mêmes endroits à la mode, évoluent dans les mêmes cercles, ont de nombreuses amies et clientes en commun. Dès 1927, n’en commence pas moins entre elles une rivalité sans merci que la presse spécialisée va s’empresser d’attiser jusqu’à la transformer en haine inexpiable. Le public féminin s’en régalera et, conséquence plus heureuse, l’émulation suscitée par cette rivalité portera la mode française à un point de perfection jamais atteint encore.

Elles ne tomberont d’accord que sur un point : leur détestation du New Look de Christian Dior en 1947 !

On aime chez Icon-Icon l’idée d’un objet emblématique, d’un objet ou d’une expérience totémique. Un objet, une expérience qui vous inspirerait ?

La robe homard ! J’adorerais la porter. Elle est d’un contraste absolu. A la fois virginal mais possédant une tension érotique allusive et extrême. La porter doit être une expérience étrange.

L’américain BillyBoy, collectionneur fétichiste de ses créations, raconte dans son livre que Dalí rêvait d’étaler de la mayonnaise sur cette robe au motif de homard et de persil. Selon Bettina Bergery, Elsa et Dalí se seraient même querellés à ce sujet. ! Quelle expérience, cela aurait pu être !

Propos recueillis par Sébastien Girard, Président d’Icon-Icon 

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